De la trace à la route, le cinéma marqué de Jean-Gabriel Périot
Des ouvriers sortent de l’usine, voilà comment commence le cinéma. Quarante-cinq secondes, 45 secondes suffisent pour dépeindre des mœurs d’il y a 130 ans. Des mouvements finis et marqués sur un support tout autant fini, le photogramme, qui ne cessera de se détériorer avec le temps. C’est ainsi que depuis la projection de ce film le 28 décembre 1895 au Salon indien du Grand Café, nous disposons d’un support capable de capturer des mouvements. Et non plus seulement à un instant t comme le pouvait la photographie mais sur une durée, somme de plusieurs t. Sans trop entrer dans les détails de cet événement comme tous les suivants qui apporteront énormément à la technique du cinéma de Jean-Gabriel Périot, attachons-nous plutôt ici à mettre en perspective ses prouesses artistiques face à la condition mémorielle de l’être humain.
Une simple trace du passé ?
Les lettres, les boîtes de conserve, les écrans, sont tant de petits objets présents autour de nous ; tant de petits objets mus dans une logique de documentation. Ils nous renseignent sur un certain contexte qui peut être économique, sociologique et/ou politique. Et la bobine de film, la photo n’en demeurent pas moins. Quoi que l’on fasse, quel que soit l’objet utilisé, quel que soit le service utilisé, il y a toujours des documents qui servent à la médiation politique, économique, etc. Synthétiquement nous pourrions énumérer au nombre de 10 les fonctions socio-politiques du document :
- la mémorisation : le document enregistre sur un support l’inscription d’informations/de données et de textes et/ou images, sous un régime de matérialité ;
- la circulation dans l’espace : le document circule dans l’espace, entre les humains : il relie, sert de moyen de communication ;
- l’accumulation et la conservation dans le temps : le document circule dans le temps, ce qui exige qu’il soit accumulé ainsi que conservé ;
- la décontextualisation : le document circule dans l’espace et le temps, via une logistique, il sort ainsi des conditions d’énonciation, du lieu et du moment où il a été établi pour être utilisé ailleurs et à un autre moment ;
- la rencontre avec des lecteurs : le document est sujet à l’interprétation du ou des lecteurs qu’il rencontre dans des espaces, des temps et des cultures parfois différentes ;
- la visualisation : le document permet de rendre visible aux yeux du lecteur des phénomènes souvent invisibles qui semblent indistincts ;
- la mesure du temps et de l’espace ;
- la formalisation : le document permet de faire des économies cognitives en se glissant dans une forme et un format qui indiquent de quelle nature il est, ce qui se trouve dedans et à quoi il peut servir ;
- la gestion et la surveillance : le document formalisé et/ou formalisant permet de développer des opérations de gestion des tâches et des choses et de surveillance des activités et des personnes ;
- le pouvoir : le document nourrit toujours une relation asymétrique de pouvoir tant il renvoie aux registres de la pédagogie et du juridique jouant ainsi dans sa logique performative à être au service du pouvoir et à produire ses propres effets de pouvoir.
Sans poursuivre sur ce ton professoral, nous pouvons voir au travers du cinéma de Jean-Gabriel Périot une réelle résonance à pointer ces fonctions socio-politiques et tenter de les déjouer, principalement la notion de pouvoir qu’il souhaite tordre pour ne plus être au service du pouvoir en place. Mais comme nous le verrons tout au long de cet article, vouloir déjouer l’une de ces fonctions se fait irrémédiablement en alimenter une autre.
Remettre en mouvement
Dans ses courts-métrages We are winning don’t forget (2004) et Les Barbares (2010), Périot, par des procédés simples : le défilement d’images de droite à gauche ou la succession d’images, va nous montrer l’immobilisme du système politique actuellement en place. Dans le premier c’est le capitalisme qui est principalement visé. On nous y montre des corps droits, souriants, regardant l’objectif, figés. Une volonté de voir que le bonheur de ces gens est présent dans ces images et pourtant les images qui vont suivre ne nous montrent plus cela. L’on voit d’abord des personnes en réunion ou dans leurs bureaux et ces sourires n’en démordent pas tant que ça. Pourtant leurs salles sont vides, rien ne s’y passe à part travailler face à des feuilles ou des écrans. Une vie terne et pourtant celles des ouvriers qui s’ensuivent nous visualisent pourtant que leur sort l’est bien plus. Mais en les voyant, tout le contraire nous frappe, nous avons affaire ici à une circulation dans l’espace passant d’usines en usines, de postes de travail en postes de travail et une chose ressort clairement : ce sont eux qui produisent, eux qui façonnent le monde qui nous entoure en construisant tout un tas d’objets ou en travaillant à créer du confort dans notre quotidien. Ces corps d’ouvriers marqués par le travail, pleinement concentrés dans un travail d’équipe minutieux qui arrivent pourtant à nous esquisser par endroits quelques francs sourires. Des sourires qui redeviennent dupes quand ils sont photographiés tant pour être récompensés pour leurs efforts ou pour des photos d’entreprises refigeant les corps dans un immobilisme de droiture de ceux-ci. Ce même immobilisme quant à lui est montré dès les premiers instants du second film. Où cette fois-ci c’est le politique qui débute avec des personnalités étatiques et supra-étatiques. Un immobilisme qui conditionne nos vies puisque tant en superposant les photos qu’en les succédant, nous voyons ces corps, nos corps figés. Des photos qui ne disent rien de nous si ce n’est de qui nous étions entourés à ce moment-là. Un sourire béat presque imposé dont rien ne ressort.
Comment alors déjouer cette formalisation de la photo si la circulation dans l’espace et la visualisation ne le suffisent pas ? Que faut-il faire pour redonner du mouvement dans ce système étatique et capitaliste qui veut tout figer comme il l’entend ? Une question présente presque dans toutes les têtes des révolutionnaires. Une question à laquelle Jean-Gabriel Périot tente de nous fournir une réponse. Une réponse hasardeuse, déconcertante qui va jusqu’à perturber tant le déroulé de ces images que le rythme sonore imposé. La réponse que veut nous livrer Périot ici est celle de la lutte sociale et insurrectionnelle des classes populaires. Une lutte qui met les corps en mouvement, des corps dont les mouvements seront sans fin et qui se feront dans une immédiateté oppressante témoin du temps qui leur est permis pour agir et de la situation politique dans laquelle leurs corps ont pu s’ancrer. Une lutte qui ne cessera d’accélérer ces corps pour perpétuer leurs mouvements. Mais qui dit lutte dit répression violente. Une répression tout aussi froide et magnanime que le système qui tend à être conservé par celle-ci. Une répression qui aura pour effet de pousser les corps dans des mouvements de plus en plus forts mais également à les immobiliser des manières les plus violentes qui soient.
Ainsi la réponse que nous fournit ici Jean-Gabriel Périot ne nous semble pas des plus complètes. Elle offre son lot de pertinence et d’intérêt, mais nécessite un engagement du corps humain indéfectible jusqu’à la mort. Une réponse donc insuffisante, hélas. Une réponse dont les théoriciens de ces luttes ont peut-être des compléments à apporter ? Je ne crois pas. Voici les terrifiants propos que nous livrait déjà Bakounine en son temps : “Pauvre humanité !
Il est évident qu’elle ne pourra sortir de ce cloaque que par une immense révolution sociale. Mais comment la fera-t-elle, cette révolution ? Jamais la réaction internationale de l’Europe ne fut si formidablement armée contre tout mouvement populaire. Elle a fait de la répression une nouvelle science qu’on enseigne systématiquement dans les écoles militaires aux lieutenants de tous les pays. Et pour attaquer cette forteresse inexpugnable, qu’avons-nous ? Les masses désorganisées. Mais comment les organiser, quand elles ne sont pas même suffisamment passionnées pour leur propre salut, quand elles ne savent pas ce qu’elles doivent vouloir et quand elles ne veulent pas ce qui seul peut les sauver !
Reste la propagande, telle que la font les Jurassiens et les Belges. C’est quelque chose sans doute, mais fort peu de chose : quelques gouttes d’eau dans l’Océan, et, s’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, l’humanité aurait le temps de pourrir dix fois avant d’être sauvée.
Reste un autre espoir : la guerre universelle. « Ces immenses États militaires devront bien s’entre-détruire et s’entre-dévorer tôt ou tard. Mais quelle perspective ! » Mikhaïl Bakounine - Lettre à Élisée Reclus (1875)
Retracer une route
Mais alors face à de telles incertitudes, quelles peuvent être les clés ? Et si justement pour ce support cinématographique, nous quittions l’accumulation, la formalisation et peut-être même le service au pouvoir. Et si justement ce n’était pas en déjouant directement ces fonctions socio-politiques propres au support comme au système que nous arriverions le mieux à pourtant le faire. Et si c’est en nous concentrant sur des cas précis, en regardant les morts que cela pourra émerger ?
Dans plusieurs de ses courts-métrages Eût-elle été criminelle… (2006), 200 000 fantômes – Nijuman no borei (2007) et dans ses longs-métrages Une jeunesse allemande (2015) et Retour à Reims [fragments] (2022), Jean-Gabriel Périot décide avant tout de se focaliser sur des points précis, tant sur le plan historique, économique que sociologique et politique. Celui-ci va alors au travers de ses différentes œuvres opérer un travail de décontextualisation de documents filmiques faisant état d’une mémorisation afin de justement faire circuler cette même mémorisation dans le temps et dans l’espace pour la confronter à nos spectateurs contemporains. Un travail presque chirurgical pour certains des films cités qui n’aura de cesse d’offrir une visualisation unique aux spectateurs des corps, d’instants ou de lieux à jamais marqués par l’histoire.
C’est ainsi que dans Eût-elle été criminelle… (2006) sous les cuivres fanfarons d’une Marseillaise nous disséquons des plans très courts et pourtant remplis d’une foule pleine de joie. Du moins c’est ce qui nous est montré aux premiers abords, une fois la Marseillaise devenue étouffante nous voyons que la population française ne fête pas seulement la libération et la fin de la guerre, mais qu’elle s’amuse surtout dans une épuration sauvage de ses propres congénères. Le titre est éponyme et suffit pour questionner le rapport que nous pourrions avoir avec ces évènements. Dépeignant ainsi le sort subit de ces femmes qui ont eu le crime d’aimer, avec Retour à Reims [Fragments] (2022), cette fois-ci il souhaite nous éclairer sur la condition sociale des femmes de cette époque. Et ainsi voir sans le psychiatriser, la dureté de la condition féminine à la première moitié du XXème siècle. Ces femmes qui ne pouvaient plus que dire au sujet de leur amour, suite à tous ces traumatismes : “Dans quelques années, quand je t’aurai oubliée, et que d’autres histoires comme celle-là, par la force encore de l’habitude, arriveront encore, je me souviendrai de toi comme de l’oubli de l’amour même. Je penserai à cette histoire comme à l’horreur de l’oubli. Je le sais déjà.” comme l’avait si bien écrit Marguerite Duras pour Hiroshima, mon amour (1959) d’Alain Resnais.
“Tu n’as rien vu à Hiroshima”… il est vrai que nous n’y avons rien vu. Périot dans 200 000 fantômes – Nijuman no borei (2007) est incapable de nous montrer ce qui a bien pu se passer. Alain Resnais l’a fait alors pourquoi pas lui ? Il y a peut-être des horreurs qui nous dépassent, une violence et une brutalité même que la regarder nous sortirait de l’humanité, comme ceux qui l’ont vécu, mais aussi et peut-être surtout, comme ceux qui l’ont provoquée. Pourtant cette horreur a bel et bien eu lieu et il nous faut la réaliser. Il nous faut alors un point d’ancrage dans ce lieu dévasté et il est étonnant de voir que dans tous ces événements, il reste toujours un lieu qui a su résister et se tient encore partiellement debout. Pour Hiroshima cela a donc été le Dôme de Genbaku, initialement le Hall de la promotion des industries de la préfecture de Hiroshima. Ce bâtiment à peine vieux de 30 ans qui était au plus près de l’hypocentre de l’explosion de la bombe atomique du 6 août 1945. Un point d’ancrage dans ce paysage dévasté, qui avant nous servait à y voir l’évolution technologique de la ville japonaise. Un lieu défiguré, comme la région, comme l’humanité et comme la planète après un tel événement ; défiguré à jamais.
« - La nuit, ça ne s’arrête jamais à Hiroshima ?
- Jamais ça ne s’arrête, à Hiroshima. »
De telles horreurs qui pourtant, une fois exécutées, font corps avec l’humanité, ne peuvent se détacher d’elle, sont une part entière de son histoire. Encore une fois, Alain Resnais fut dans cette même démarche. Il fut le premier à présenter cinématographiquement avec Nuit et Brouillard (1956), les camps de concentration et le travail d'extermination qui avaient une allure tout à fait ordinaire, une extermination qui s’étaient organisée rationnellement. Une prose des morts qui nous montre qu’on le veuille ou non la banalité d’un mal possiblement présent en chacun de nous.
Jean-Gabriel Périot a parfaitement compris cela. Et c’est pourquoi il laisse les images produire leurs propres effets de pouvoir. Il ne peut chercher à masquer de tels actes, ces lieux, ces corps sont marqués bien au-delà de l’échelle du temps d’une vie humaine. Quoi que nous y fassions, cela nous ramène à eux. Et c’est pourquoi avec Dies Irae (2005), il va nous montrer que toutes les routes nous y mènent. Que quoi que nous fassions dans cette société, que nous prenions de la hauteur, ou que nous nous engouffrions dans les profondeurs, tous ces chemins tracent une route certaine. Ils ont tous une porte de secours, une issue qui nous renvoie à cette société, et la route et toute tracée vers Auschwitz.
Existe-t-il alors une moindre issue ? Une fois visualisées, une fois que nous avons pris conscience de l’existence de telles horreurs comme fardeau de l’humanité ; pouvons-nous rembobiner ces images ? Pouvons-nous faire un Crtl+Z, un Undo (2005) où seuls les actes qui peuvent se lire uniformément dans les deux sens, comme s’ils n’avaient pas d’impacts étaient la clé ?
Adrien Paquin
Bulletin Ciné N°3
Mars 2024
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